Le duo Bruk & Taïmanov : L’esprit souffle
Tous deux nés à Kharkov en Ukraine, Lyubov Bruk (1926-1996) et Mark Taïmanov (1926-2016) se connurent au Conservatoire de leur ville natale dès l’âge de douze ans comme élèves de Samari Savchinski qui eut sur eux une influence déterminante.
Réfugiés à Tachkent en Ouzbékistan avec leur professeur durant le Second conflit mondial, ils intègrent le Conservatoire de Leningrad à la fin des hostilités. Joueur d’échecs professionnel, plusieurs fois couronné dans les tournois en Union Soviétique et à l’étranger, Mark conjugua sa passion du sport à celle de la musique. Lors de la parution du coffret de 2 CD dans la série « Les Grands Pianistes du XXe siècle » paru en 1998 chez Philips, Mark raconte de façon touchante dans le texte qu’il a rédigé à cette occasion, la genèse et l’évolution du duo dont la carrière triomphale fut limitée pour des raisons de Guerre froide à l’URSS et aux démocraties dites populaires.
La complicité entretenue par les deux artistes (ils se marièrent en 1946) prit forme à cette époque ; elle sera marquée par des centaines de concerts, des créations pour deux pianos (transcription de Gayaneh de Khatchaturian, Concerto d’Ouspenski…), et le succès fut toujours au rendez-vous pendant un quart de siècle jusqu’à la rupture de leur couple. En cause, l’érosion du temps et surtout le déclassement de Mark par les autorités lorsqu’il fut vaincu en 1972 par l’Américain Bobby Fischer au Tournoi de Vancouver.
Désormais, chacun jouera séparément : Lyubov avec son fils Igor Taïmanov en duo jusqu’à sa mort en 1996, et en soliste pour Mark décédé à l’âge de 90 ans. Il reste pour l’éternité la trace de leur art immense grâce aux enregistrements effectués pour le label Melodya.
Dépassant leurs différences (le romantisme expressif de l’un, le raffinement lyrique de l’autre), ils atteignent une cohésion tant au niveau du dosage de la sonorité que de la palette de couleurs ou de la transparence d’un jeu organique. Les Deux Suites pour deux pianos de Rachmaninov possèdent un souffle souverain et la Suite n° 2 op. 23 « Silhouettes » d’Arensky une légèreté de touche en apnée. La familiarité avec la musique française (Concerto en ré mineur et Sonate pour deux pianos de Poulenc, Scaramouche de Milhaud), l’équilibre obtenu dans le Concerto pour deux pianos KV. 365 de Mozart et l’élégance arachnéenne (Rondo pour deux pianos op. 73 de Chopin) tiennent du miracle, constituant une source inépuisable d’inspiration à l’écoute de laquelle chaque duo de piano peut aujourd’hui faire son miel.